Quelques réflexions sur le projet IASB Fair Value Measurement

A un mois de la date limite pour les commentaires sur son exposure draft, je voulais revenir sur quelques points du projet de norme « fair value measurement » (ED FVM) dont une traduction en français est à présent disponible sur le site de l’IASB (intitulé « évaluation de la juste valeur »).

Un comparatif entre FASB 157 et l’ED FVM est également en ligne. Il permet de voir qu'un travail important de « window re-writing » a été réalisé, mais, fort heureusement pour la convergence US Gaap- IFRS, les deux textes restent très similaires à la fois dans leur philosophie et les approches d’évaluation qu’ils mettent en avant.

Une petite remarque incidente : les titres ne sont pas exactement les mêmes. Les américains parlent de FV measurements (au pluriel) lorsque les européens parlent de FVM au singulier (et en français le terme « mesure » est écarté au profit d’«évaluation »).

Quoiqu’il en soit, il n’est pas question ici de passer en détail l’ensemble des dispositions de ce texte. Je voudrais simplement faire quelques commentaires suscités par mon expérience et mes convictions d’évaluateur. Ces commentaires porteront essentiellement sur l’impact de ces dispositions sur l’évaluation des Unités Génératrices de Trésorerie (UGT) d’entreprises non financières).

Commençons par les cotés positifs de ce texte.

L'ED FVM est un facteur de cohérence essentiel pour l'ensemble des normes IFRS. Le concept de fair value est utilisé plus de 1200 fois dans ces normes. Il était essentiel qu’un texte vienne en préciser de la manière la plus claire possible la définition et les modes de détermination. L'ED FVM se veut exhaustif puisque (à quelques exceptions près) il couvre tous les actifs ou passifs, de nature financière ou non financière, tangibles ou intangibles, évalués de manière individuelle ou groupée (comme les UGT).

L’autre point très positif est que le régulateur comptable développe une approche de l’évaluation très largement compatible avec la pratique professionnelle des évaluateurs :

  • la définition de la fair value

the price that would be received to sell an asset or paid to transfer a liability in an orderly transaction between market participants at the measurement date

est très proche de celle de la fair market value des évaluateurs telle qu’elle est définie dans le glossaire de l’American Society of Appraisers

Dans les deux cas, l’évaluateur doit déterminer le prix qui résulterait d’une transaction hypothétique entre deux parties à la suite d’une négociation « arms’ length ».

MODIFICATION

  • Les méthodes d’évaluation sont présentées de manière assez rigoureuse. En reprenant très largement le SFAS 157 qui avait été réalisé en collaboration avec des évaluateurs professionnels, le texte de l’IASB ne posera pas de problème d’application aux évaluateurs. A cet égard, le contraste est frappant avec les descriptions faites dans l’IAS36 pour réaliser une évaluation en valeur d’usage. Celle-ci est clairement en décalage avec la pratique comme nous l’avons montré avec Bruno Husson dans le chapitre 3 du guide pratique IAS36 (voir Option Finance Hors Série février 2005).
  • La présentation de la nature des différents inputs hiérarchisés en fonction de leur proximité avec les observations de marché est une approche qui ne surprendra pas les évaluateurs. Dans la mesure où l’évaluation consiste à imaginer le résultat d’une négociation sur un marché, l’évaluateur doit s’efforcer de prendre des hypothèses aussi proches que possible de ce marché. Si l’entreprise est cotée, il lui sera difficile de ne pas tenir compte de la valeur boursière, sauf à démontrer que le cours n’est pas significatif (en raison par exemple d’un volume insuffisant de transactions, de la survenance d’évènements exceptionnels ayant provoqué une volatilité manifestement temporaire, d’une asymétrie d’information importante provoquant un décalage entre les perceptions des investisseurs et la situation de l’entreprise, …).
  • Le document invite les évaluateurs à faire preuve de jugement professionnel. L’évaluation n’est pas une science exacte. On dit qu’elle est … un art ! (personnellement, je trouve cette expression un peu présomptueuse ou alors, à la lecture de certains rapports, je ne peux m’empêcher de penser à l’art … primitif oul’art naïf !!). La détermination de la « fair value » est très subjective puisqu’il s’agit d’imaginer le résultat d’une transaction qui n’aura pas lieu. A l’exception d’un instrument financier coté dont on peut déterminer la valeur par une observation directe, l’évaluation d’un actif nécessite le plus souvent d’émettre des hypothèses, de faire des choix de méthodes ou de procéder à des ajustements sur les données recueillies auprès du marché. Le jugement professionnel est indispensable, et l’évaluateur doit faire preuve de beaucoup d’humilité et de transparence dans cette démarche.
  • La méthode « multicritères » est acceptée, et le régulateur n’est pas contre les changements de méthodes ou de pondération si cela permet d’obtenir une valeur plus représentative de la fair value :

Valuation techniques used to measure fair value shall be consistently applied. However, a change in a valuation technique or its application (eg a change in its weighting when multiple valuation techniques are used) is appropriate if the change results in a measurement that is equally or more representative of fair value in the circumstances. That might be the case if, for example, new markets develop, new information becomes available, information previously used is no longer available or valuation techniques improve

Cela devrait inciter les évaluateurs à faire preuve de plus d’audace dans leurs approches qui restent désespérément conventionnelles et donc souvent inadaptées aux nouvelles problématiques de la valeur (je pense tout particulièrement aux entreprises en restructuration).

  • Dans le domaine des évaluations d’UGT, on voit mal comment ne pas utiliser de manière privilégiée une méthode d’actualisation de flux. Celle-ci fait l’objet de développements intéressants et rigoureux dans l’annexe 5 du document. Cela pose bien sûr la question des hypothèses utilisées qui doivent refléter "les assumptions that market participants would use when pricing the asset or liability, including assumptions about risk". A cet égard, de manière très pragmatique, le paragraphe 54 de l’ED propose que les hypothèses du management constitue le point de départ et qu’elles soient modifiées si nécessaire, sans pour autant que cela conduise à un « travail exhaustif ».

A coté de ces éléments positifs, subsiste deux questions importantes qui constituent de mon point de vue des ombres au tableau de la fair value telle qu’elle est présentée dans ce document important.

La première a trait à la persistance quasi idéologique de la primauté du marchédans le raisonnement du régulateur comptable. Le principe de base de SFAS 157 et l’ED FVM de l’IASB est que le cours est représentatif de la valeur intrinsèque. Compte tenu des faiblesses de plus en plus manifestes de la théorie de l’efficience des marchés, cette approche devient contestable.

C’est naturellement le cas lorsque les marchés ne fonctionnent plus du tout. L’IASB avait déjà traité cette situation à la fin de l’année 2008 dans un document intitulé « Measuring and disclosing the fair value of financial instruments in markets that are no longer active ». Elle étend aujourd’hui ses prescriptions à l’évaluation de toutes les catégories d’actifs. Les circonstances dans lesquelles un marché n’est pas actif ou une transaction n’est pas ordonnées sont clairement décrites dans les « Basis for conclusions ». Lorsque l’on se trouve dans cette situation, le prix de marché doit faire l’objet d’ajustements qui peuvent être significatifs pour les besoins de l’évaluation et un changement de méthode ou l’utilisation de plusieurs méthodes reposant sur des hypothèses de qualité inférieure de niveau 2 ou 3 devient acceptable.

Mais, de manière curieuse, l’IASB ajoute :

the risk premium should be reflective of an orderly transaction between market participants at the measurement date under the current market conditions

et plus loin :

the objective is to determine the point within the range that is most representative of fair value under the current market conditions

L’exercice devient alors un peu schizophrénique puisque s’il n’existe pas de transaction, c’est probablement en raison des conditions de marché.

L’approche mark-to-market ne fonctionne pas sur des marchés inactifs, mais peut-on considérer qu’elle reste appropriée sur des marchés actifs ? Là encore, en mettant à mal l’hypothèse d’efficience des marchés, la période récente devrait nous conduire à plus de modestie.

Il est de plus en plus évident que la valeur de marché ne reflète qu’imparfaitement la valeur intrinsèque de l’actif, en particulier lorsqu’il s’agit d’une entreprise qui est un actif beaucoup plus complexe qu’un instrument financier. J’ai déjà eu l’occasion sur ce blog d’évoquer plusieurs arguments en ce sens (voir mon post sur l'évaluation des portefeuilles de titres). Le point essentiel a trait bien entendu aux comportements humains totalement ignorés dans les approches classiques.

Cette question dépasse le domaine de la finance : il concerne toute la science économique. Comme l’écrit By Paul De Grauwe dans un article du Financial Times « Economics is in crisis: it is time for a profound revamp »:

We need a new science of macroeconomics. A science that starts from the assumption that individuals have severe cognitive limitations; that they do not understand much about the complexities of the world in which they live. This lack of understanding creates biased beliefs and collective movements of euphoria when agents underestimate risk, followed by collective depression in which perceptions of risk are dramatically increased. These collective movements turn uncorrelated risks into highly correlated ones. What Keynes called “animal spirits” are fundamental forces driving macroeconomic fluctuations.

Ce constat nous oblige :

  • à ne retenir les données du marché qu’avec beaucoup de circonspection. Pour l’évaluation d’une UGT en particulier, le recours à des comparaisons boursières devrait faire l’objet d’une diligence particulière visant à comprendre qu’elles sont les attentes des investisseurs pour chaque entreprise de l’échantillon. Sans ce travail préalable, on ne peut pas soutenir que celles-ci sont comparables à l’UGT à évaluer. Mais que l’on ne se fasse pas d’illusions : contrairement à ce que l’on croit, la mise en application professionnelle de cette approche exige beaucoup plus de travail que la mise en œuvre d’un cash flow actualisé. Je renvoie le lecteur intéressé à mon article sur les multiples comme méthode de décryptage de la valeur.
  • à utiliser les estimations des analystes financiers avec autant (sinon plus) de circonspection que les précédentes. La communauté des analystes ne sauraient être assimilée aux market participants (ce ne sont pas des acteurs potentiels, mais des observateurs qui,au mieux, cherchent à comprendre le marché, et, au pire, à l’influencer). Ils ne correspondent d’ailleurs pas du tout à la définition IASB qui veut qu'un market participant soit un acheteur ou un vendeur capable d'entrer dans une transaction.
  • à privilégier les données du management qui présentent l’avantage de pouvoir être auditées et challengées (à la différence des attentes des investisseurs) et dont on peut apprécier l’impact sur la valeur grâce à des tests de sensibilité.

La seconde question qui est soulevée est celle du standard de valeur retenu.

La valeur dépend des flux et du niveau de risque que l’on prend dans l’évaluation. Pour simplifier, trois perspectives sont envisageables :

  1. la valeur stand-alone qui découle du business plan du management. Cette valeur ne doit pas être assimilée à la valeur d’usage évoquée dans IAS 36 qui a une vision très restrictive des perspectives de l’entreprise.
  2. La valeur de contrôle (valeur optimisée) qui correspond à la valeur précédente à laquelle vient s’ajouter la valeur incrémentale qu’une gestion optimale de la société pourrait créer, multipliée par la probabilité que celle-ci soit mise en œuvre.
  3. La valeur stratégique qui est égale à la précédente plus la valeur incrémentale qu’un acquéreur particulier pourrait créer par l’apport de ressources ou de savoir-faire, multipliée (i) par la probabilité d’une cession à cet acheteur stratégique et (ii) par la part des synergies qui resterait à l’acquéreur à l'issue de la transaction.

Les évaluateurs distinguent habituellement la « fair market value » de l’« investment value ». La fair value correspond soit à la première perspective si l’on considère que l’entreprise est gérée de manière optimale, soit à la seconde si on pense qu’un acheteur sur le marché pourrait améliorer la situation. Définie comme "the value to a particular investor based on individual investment requirements and expectations", l’investment value correspondrait plutôt à la troisième perspective.

Dans la pratique, pour déterminer la fair market value d’un actif, l’évaluateur hésite (à tort de mon point de vue) à altérer le business plan du management et considère que les perspectives du marché ne seraient pas différentes. Prudent, il aura plutôt tendance à pénaliser le résultat (par exemple en augmentant le taux d’actualisation si les projections lui semblent trop ambitieuses) qu’à le gonfler pour tenir compte des améliorations que l’on pourrait apporter à la gestion. A fortiori, la détermination de la fair value ne peut en aucun cas intégrer des synergies provenant d’un acheteur potentiel.

Or, le postulat de la norme est que tout actif doit être évalué « at its highest and best use ». La norme s’inscrit résolument dans une perspective de maximisation de la valeur :

A fair value measurement considers a market participant’s ability to generate economic benefit by using the asset or by selling it to another market participant who will use the asset in its highest and best use. Highest and best use refers to the use of an asset by market participants that would maximise the value of the asset or the group of assets and liabilities (eg a business) within which the asset would be used, considering uses of the asset that are physically possible, legally permissible and financially feasible at the measurement date.

Je peux comprendre l'intérêt de cette vision lorsque l'on traite d'un actif tangible ou intangible spécifique. Mais le raisonnement n'est pas tenable lorsqu’il est appliqué à une UGT : l'évaluateur serait invité à modifier le cas échéant le business plan du management et à prendre intégralement en compte l’optimisation de la gestion de l’entreprise qui pourrait résulter d’un éventuel changement de contrôle (en l'absence d'éléments précis, il pourrait être incité à appliquer une "prime de contrôle", ajustement totalement arbitraire et donc injustifiable).

En augmentant de manière artificielle la valeur de l'UGT, il me semble que l'on adopte une attitude beaucoup trop agressive, ce qui est surprenant dans le cadre d’une philosophie comptable caractérisée généralement par la prudence et le conservatisme.

Le régulateur prévoit que si l’utilisation de l’actif n’est pas optimale, sa fair value présente alors deux composantes : a) sa valeur compte tenu de son utilisation actuelle (sous-optimale) et b) le montant additionnel de valeur que l’on obtiendrait en calculant sa valeur optimisée.

Je dois dire que si cette approche me convient bien à des fins de gestion ou de stratégie (après tout, une interrogation permanente sur la meilleure manière de valoriser ses actifs est une pratique très saine), je suis plus dubitatif sur son application comptable pour une UGT. Si le management ne compte pas modifier l’utilisation de l’actif, l’information communiquée aux investisseurs sur la fair value de celui-ci sera fausse. D’ailleurs, un marché qui fonctionnerait correctement ne prendrait certainement pas en compte cette valeur fictive (sauf si la situation actionnariale et de gouvernance de l’entreprise le conduisait à anticiper la probabilité d’un changement de stratégie).

Dans leur volonté de convergence avec les normes américaines qui ont été publiées avant la crise, le régulateur des IFRS n’a-t-il pas manqué une opportunité de renouveler l’approche et de la rendre plus conforme à la réalité économique actuelle ? Mais pour cela, il aurait probablement fallu distinguer les évaluations des UGT de celles des actifs individualisés au risque d'introduire des contradictions ou des incohérences. On se serait peut-être même aperçu, Ô horreur !, que la somme des parties n'était pas égale au tout !

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