Evaluer l'insaisissable

L’évaluation des intangibles est un sujet brûlant pour des raisons comptables et stratégiques.

Dans le cadre de leurs obligations comptables, les entreprises doivent s’interroger annuellement sur la valeur recouvrable de leurs actifs tangibles et intangibles. Par ailleurs, en raison de la place croissante des actifs intangibles dans le modèle de développement des entreprises, les directions générales sont incitées à mieux les appréhender afin de mieux les gérer et de mieux communiquer au marché la réalité financière de l’entreprise.

J’ai traité de cette problématique dans un article d’Echanges, la revue de la DFCG (Association des Directeurs Financiers et des Contrôleurs de Gestion), article intitulé : "Evaluer l'insaisissable : mission impossible?". Je ne cachais pas mon scepticisme devant les méthodes utilisées habituellement par les évaluateurs. Face aux difficultés méthodologiques que l'on rencontre dans ce domaine, l'évaluation doit être plus que jamais un outil d'analyse au service de la stratégie (même s'il faut souvent conclure par une valeur, l'humilité est nécessaire dans ce domaine ô combien complexe).

Au bout du compte, je pense que le marché financier est probablement le plus qualifié pour mettre un chiffre sur l'intangible. C'est d'ailleurs ce qu'il fait tous les jours:  La capitalisation boursière totale du CAC 40 s’établissait à 1 309 Mds € au 31 décembre 2006, la valeur comptable de l’indice à 600 Mds €. Les actifs incorporels, y compris le goodwill, représentent 427 Mds € au sein des bilans du CAC 40, soit 32,6% de la valeur boursière totale. Le goodwill représente 60% du total des actifs incorporels. (Source: Profil Financier de l'entreprise du CAC 40, Ricol & Lasteyrie) Mais pour être sûr que la valeur des intangibles reflète la réalité, il est de la responsabilité des entreprises de donner au marché les informations financières et non financières dont il a besoin : le marketing actionnarial devient alors une fonction essentielle de la direction financière.

Article paru dans Echanges en Novembre 2007

 

Chacun peut l’observer (ou plutôt le percevoir !): nous vivons dans une économie de plus en plus immatérielle. Du point de vue de l’entreprise, trois domaines sont particulièrement affectés par cette situation :

  • La nature des offres : l’interpénétration des produits et des services conduit à des offres plus complexes, difficilement mesurables suivant des critères conventionnels  car elles comportent une part croissante d’échanges d’informations et d’émotions. La nécessité d’établir une position forte sur son marché provoque des comportements totalement nouveaux comme des offres de service totalement gratuites par exemple.

  • Les structures concurrentielles : la mise en place de réseaux d’affaires (« business web ») brouille chaque jour davantage les rapports classiques qui existaient entre partenaires ou concurrents. Il n’est pas rare de voir deux entreprises concurrentes s’allier pour profiter d’une opportunité de marché ou encore une entreprise aider ses fournisseurs ou des fabricants de produits complémentaires à se développer.

  • La nature de l’actif économique des entreprises : la part du capital intangible dans l’actif économique des entreprises s’accroît sans cesse rendant plus délicate et incertaine la mesure de la rentabilité des investissements. La majeure partie des actifs à l’origine de la création de valeur n’est pas ou mal comptabilisée : en 2006 la valeur comptable des entreprises du CAC 40 s’élevait à €600 milliards dont €430 milliards d’actifs incorporels. Leur capitalisation boursière s’élevait à la même époque à €1300 milliards : €700 milliards n’étaient donc pas « comptabilisés » dans les entreprises.

Cette situation rend particulièrement délicate le travail du dirigeant et de l’investisseur. La valeur créée par l’entreprise dépend avant tout des avantages concurrentiels que celle-ci est capable de créer et de maintenir. Or, dans une économie immatérielle, ces avantages ont tendance à être plus flous et volatils. Pourtant, tant le dirigeant que l’investisseur doivent quantifier cet avantage pour prendre des décisions rationnelles. D’où l’intérêt des approches d’évaluation des actifs immatériels de l’entreprise qui fait l’objet d’un article de Jean-Jacques Pluchart publié dans ce numéro.

La comptabilité est naturellement directement intéressée par cette problématique. L’émergence de la juste valeur dans les normes comptables tant américaines qu’internationales rend encore plus pressante la nécessité de trouver des techniques adaptées à la comptabilisation des actifs incorporels.

Aujourd’hui, la distinction entre approche comptable et approche financière s’est très largement atténuée, les auditeurs et les directeurs financiers utilisant couramment les techniques d’évaluation financière usuelles dans le cadre de leurs travaux :

  • Approches analogiques : transactions comparables, multiples de marché, méthode des redevances …

  • Approches intrinsèques : actualisation des flux de liquidités, méthode du « price premium », méthode du « volume premium », méthode du surprofit (comme l’Economic Value Added) …

  • Options réelles

  • Références d’évaluation : coût de reconstitution, approche patrimoniale.

Toutes ces méthodes ont l’avantage par rapport à des approches plus stratégiques organisationnelles de déboucher sur les conclusions chiffrées qui sont évidemment les seules acceptables d’un point de vue comptable. Pour autant, elles ne sont pas pleinement satisfaisantes car chacun peut constater à quel point la déconnection entre l’information financière et la valeur de l’entreprise est profonde.

Cette déconnection est appelée à persister car il existe deux obstacles majeurs à une  évaluation précise des actifs immatériels.

  • D’une part, il est souvent difficile voire impossible de les individualiser pour analyser leur impact propre sur la valeur de l’entreprise. C’est le problème de la « séparabilité » des actifs intangibles. L’avantage concurrentiel d’une entreprise résulte de la combinaison synergique de multiples facteurs et actifs variés, et toute tentative de les séparer est largement arbitraire (même si pour les besoins de la comptabilité l’on est souvent contraint de le faire) ;

  • D’autre part, une partie importante des actifs immatériels utilisés par les entreprises et générateur de valeur ne lui appartiennent pas. Ses actifs les plus précieux rentrent chez eux le soir, sont possédés par des partenaires, voire même des concurrents ou résultent de stratégies relationnelles aux serrures multiples dont l’entreprise ne possède qu’une partie des clés.

Pour comprendre l’importance de ces actifs, la portée des avantages concurrentiels qu’ils permettent de créer et leur impact sur la valeur, il est nécessaire de recourir à des approches plus stratégiques. En offrant à l’analyste des grilles de lecture complémentaires, elles donnent plus de profondeur aux approches comptables et financières. Lorsqu’elles sont utilisées conjointement avec certaines méthodes financières, elles deviennent des outils d’analyse très puissants.

Il en est ainsi des analyses de scénarios. Les méthodes de type Monte Carlo qui consistent à simuler de multiples scénarios de manière aléatoire se diffusent rapidement dans les entreprises les plus sophistiquées. Elles donnent à la méthode des flux de liquidités disponibles une fonction d’analyse stratégique extrêmement puissante.

De même, une approche par les options réelles permet aux dirigeants d’identifier,  de développer et de mesurer systématiquement un portefeuille d’options en intégrant dans l’analyse stratégique l’échéancier possible de l’investissement futur (la durée d’existence de l’option), la valeur actuelle des flux de liquidités espérés si l’option est exercée, la valeur de l’investissement à consentir dans le futur (prix d’exercice), l’incertitude des flux de liquidités espérés (volatilité), le coût de l’attente (risque de voir un compétiteur s’installer sur le marché par exemple).

Au-delà de l’intérêt analytique de mixer approches stratégiques et financières, cette maïeutique présente un avantage souvent ignoré et pourtant essentiel : mettre en évidence les bases d’un échange avec la communauté financière.

En effet,  s’il est illusoire de penser qu’il est possible de trouver la « valeur objective » d’un actif immatériel sorti de son contexte managérial et concurrentiel, il est en revanche très réaliste d’espérer que le marché financier estime convenablement la valeur de l’entreprise, y compris celle de ses actifs les plus insaisissables. Le marché est, en effet, le meilleur expert en évaluation. Mais encore faut-il lui donner des informations pertinentes. 

En identifiant précisément les mécanismes uniques qui permettront à l’entreprise de se positionner favorablement sur ses marchés et donc de créer de la valeur à long terme, on redonne à la communication « financière » toute sa portée. Il ne faut pas oublier que l’actionnaire n’est que modérément intéressé par les performances passées de l’entreprise. Il a besoin avant tout d’imaginer l’avenir, et plus particulièrement le niveau de flux de liquidités et le risque qui pèse sur ce flux. Or, la capacité de l’entreprise à dégager une rentabilité supérieure à son coût du capital est une fonction de celle qui va créer des avantages concurrentiels : l’ « avantage compétitif » décrit par un Michael Porter est l’équivalent stratégique du concept financier de « création de valeur » vanté par un Alfred Rappaport. Comme l’entreprise ne peut pas prendre d’engagements sur une rentabilité économique future précise, elle doit expliquer à ses actionnaires sa stratégie  et surtout la façon dont elle va l’exécuter. C’est le seul moyen de créer une relation de confiance avec les marchés.

C’est d’ailleurs un autre aspect de la problématique des actifs immatériels. Constatant l’incapacité des documents comptables à donner une image complète de la diversité des actifs de l’entreprise, on a pu assister, surtout depuis le début des années 90, à une multiplication des initiatives visant à améliorer la communication des entreprises sur leurs actifs intangibles. On ne compte plus les rapports provenant d’organismes comme l’AICPA, le FASB, la SEC, le British Accounting Standard Board, l’Union Européenne. Le dernier en date est celui de l’OCDE publié en décembre 2006 dans lequel on peut lire : « les états financiers ne peuvent et ne doivent pas être utilisés pour refléter la valeur d’une entreprise sur le marché » !

Les entreprises doivent donc communiquer sur leurs actifs immatériels sans chercher à s’enfermer dans une logique comptable. Cette transparence non financière ne se prête naturellement pas à la standardisation. Elle doit être fonction du business model de chaque entreprise. Elle doit aussi s’efforcer de répondre aux attentes des actionnaires. L’entreprise sera d’autant plus percutante dans sa politique de communication et dans ses décisions qu’elle aura organisé un échange avec ses investisseurs. Comme dirait Marivaux, « Bien écouter, c'est presque répondre ».

Cette transparence sur l’immatériel ne doit pas être vécue comme une contrainte, mais comme une opportunité : en donnant au marché des informations non financières permettant de façonner des attentes réalistes de la part des investisseurs, l’entreprise se donne un outil d’évaluation très performant de sa stratégie : la transparence est la condition pour qu’une juste évaluation des immatériels de l’entreprise soit effectuée par le marché

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