Faut-il réduire le pouvoir des actionnaires ?

On assiste depuis quelques mois à une multiplication des rapports ou groupes de travail visant à réduire l'influence supposée des actionnaires dans les décisions des entreprises. La dernière initiative a été lancée par le Club des Juristes. Que faut-il en penser ? 

Le code civil est clair sur les objectifs de l’entreprise. L’article 1833 dispose que « toute société doit avoir un objet licite et être constitué dans l’intérêt commun des associés » et l’article 1832 précise quant à lui que « la société est institué (…) en vue de partager le bénéfice ». Le concept (beaucoup plus flou) de l’intérêt social est une construction jurisprudentielle qui n’invalide pas la réalité juridique : le droit français consacre la primauté de l’intérêt actionnarial.

Le lecteur intéressé par la distinction entre l’intérêt commun des associés qui doit être la boussole de l’entreprise et l’intérêt social qui est à géométrie variable se reportera avec profit à l’ouvrage remarquable du Professeur Dominique Schmidt (Les conflits d'intérêts dans la société anonyme ).

Mais par les temps qui courent, il n’est pas recommandé de travailler pour les actionnaires. Ce sont les mal aimés de notre système économique. Ils sont accusés d’être trop gourmands (on se rappelle de cette prétendue exigence de 15% de ROE, fable qui a été colportée même par des économistes de renom en contradiction totale avec la théorie et l'observation financières), court termiste (on cite la diminution de la durée de détention des titres, les investisseurs algorithmiques, etc…) voire nocifs (en exigeant des rachats d’actions au détriment de l’investissement). Pour autant on vante les entrepreneurs, leur capacité à s’engager (et à engager leur argent d’actionnaire à l’instar d’un Xavier Niel). Bref des attitudes un peu contradictoires qui dénotent souvent une inculture financière atterrante.
 
Quoi qu’il en soit, le Club des juristes vient de mettre en place une commission intitulée « contrat de société ». Partant de l’idée qu’il existe un « large consensus » (sic) sur le fait que l’entreprise doit « mieux répondre aux attentes de la société », ce groupe de travail ambitionne de faire des propositions à la fois sur le contrat de société et sur la mission des organes de contrôle. Dans un article de l’Agefi, Daniel Hurstel qui est l'un de ses animateurs,  précise que la réflexion doit porter sur une gouvernance de la société organisée « non pas dans le seul intérêt des actionnaires comme l’autorise le code civil depuis 1804, mais en l’orientant vers le projet d’entreprise, prenant en compte toutes les parties prenantes ». 

Le sujet est très à la mode, mais je ne suis pas convaincu que les sociétés soient gérées « dans le seul intérêt des actionnaires » malgré ce que dit la loi.

Si les actionnaires étaient les maîtres du jeu,

  • Pourquoi parle-t-on autant du "pay for performance" qui vise à aligner davantage les intérêts des dirigeants sur celui des actionnaires ? 
  • Pourquoi s'émeut-on face à des rémunérations qui continuent de progresser dans des entreprises qui connaissent des difficultés et qui détruisent de la valeur ?  
  • Pourquoi ces lamentations sur l’apathie des actionnaires et en même temps toutes ces critiques adressées par les dirigeants aux actionnaires actifs, activistes ou engagés auxquel on dénit le droit de s'exprimer? 
  • Est-ce que l'on peut considérer que la rentabilité servie aux actionnaires est trop importante ? De 2000 à 2016, elle s'est élevée pour la France à 1,7% (voir les travaux annuels de Dimson, Marsh et Srauton sur ce sujet : on est bien loin des 15% !) 
  • Pourquoi cette désaffection à l’égard de la bourse ?  

La réalité, c'est que l'actionnaire est un acteur mineur dans ce jeu !

Or, sans capital, il n'y a pas d'entreprise. Sans actionnaires, il n’y a  pas de prise de risque. Sans marché financier, il n’y a pas de croissance. Et c'est prendre les financiers pour des abrutis que de penser une seule seconde que, pour eux,  la meilleure façon d'augmenter la valeur d'une entreprise c'est de décourager ses salariés, de saigner ses fournisseurs, d'exploiter ses clients, de frauder sur ses obligations sociales et fiscales, et d'avoir un comportement irresponsable à l'égard de la société et de l'environnement. 

J'ai eu l'occasion d'écrire quelques articles sur l'écologie des actionnaires pour expliquer la raison pour laquelle les cours de bourse traduisent les anticipations à long terme des investisseurs les plus fondamentaux. 

Il existe 3 catégories d'actionnaires : 

  • Il y a bien sûr des actionnaires opportunistes qui ne sont intéressés que par l'évolution du prix de l'action à court terme (ils sont largement influencés par le "news flow"). Ils constituent environ 40% de la capitalisation boursière; 
  • Il y a également des actionnaires que je qualifie de mécaniques qui représentent encore 40 % environ de la capitalisation boursière. Certains sont très stables. Par définition ils ne jouent pas un rôle clé dans l'évolution des cours (les fonds indiciels par exemple qui se contentent de reproduire l'indice). D'autres sont plus actifs comme ceux qui poursuivent des stratégies algorithmiques. 
  • Il y a enfin les investisseurs que j'appelle fondamentaux. Il se positionnent sur les entreprises en fonction de leurs anticipations de performance à long terme. Ils sont certes minoritaires (20% au maximum), mais lorsqu'ils investissent, leurs achats de titres sont 7 à 30 fois plus importants que les investisseurs opportunistes. Ce sont eux qui décalent les cours.

Ce sont donc les investisseurs fondamentaux qu'il convient de cibler et avec lesquels il faut dialoguer pour leur permettre de comprendre et reconnaitre la valeur que le management pense créer dans le futur. 

La réflexion que souhaite mener le cercle des juristes  ne sera utile que si elle s'efforce "en même temps" d'encourager les investisseurs à investir en France. En voulant rétablir un équilibre qui est loin d'être en leur faveur j'ai peur qu'on se tire une balle dans le pied.

Mais tout le monde ne sera pas atteint : quand on a plusieurs maîtres, on n’en a aucun. Les dirigeants préfèrent arbitrer entre de multiples objectifs : cela permet de choisir celui qui vous arrange le plus... les conflits d'agence seront encore aggravés.

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